
Les enfants du siècle bousculent les entreprises
Je partage avec vous un article du Monde signé par Beatrice Madeline qui tord le cou aux idées reçues sur les jeunes :
Les enfants du siècle bousculent les entreprises.
De moins en moins confiantes dans l’avenir et dans les élites, les jeunes générations aspirent à plus d’autonomie et d’engagement. Un défi pour leurs futurs employeurs.
A27 ans, Lucie Basch a déjà un joli bilan à son actif. Ingénieure de l’Ecole centrale, après avoir démarré sa carrière dans un grand groupe de l’agroalimentaire, elle a fondé en juin 2016 Too Good To Go. Une entreprise vouée à lutter contre le gaspillage alimentaire, qui représente en France 10 millions de tonnes de produits par an. Grâce à l’application du même nom, les commerçants peuvent revendre leurs invendus à bas prix aux consommateurs qui s’inscrivent sur la plate-forme. Trois ans plus tard, une soixantaine de waste warriors (guerriers des déchets) travaillent pour l’entreprise, 9 000 commerçants utilisent le dispositif, et trois millions de personnes ont téléchargé l’appli. « On crée de la valeur pour la société, on a construit un modèle économique qui fait sens et on peut viser un impact social positif », se félicite la jeune femme.
Plus que jamais, les moins de 30 ans veulent un travail en lien avec leurs valeurs, et qui produise un impact positif – que ce soit sur le plan sociétal ou environnemental. « Aujourd’hui, les jeunes sont en quête de sens, y compris ceux qui sont moins allés à l’école », confirme Anne-Emmanuelle Semin, DRH chargée de l’acquisition des talents chez Engie, qui recrute à 80 % des profils techniques du niveau CAP à bac +
« Etre un jeune aujourd’hui, c’est se réveiller avec beaucoup d’incertitudes. Alors on n’a pas le choix. On est obligés de réagir », explique Solène Renaudin, étudiante à la Toulouse Business School, l’une des lauréates de l’opération « La Parole aux 18-28 » lancée lors des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, dont le thème, cette année, est « Renouer avec la confiance ». « Partout où un problème se pose – le changement climatique, l’ascenseur social, le logement, la crise migratoire –, nous avons enchaîné les déceptions et on ne voit pas venir les solutions de la part des institutions, des gouvernements. Et beaucoup de repères ancrés depuis des années, comme la structure familiale ou la religion, disparaissent », poursuit la jeune étudiante.
De fait, cette génération doit composer avec bien des ruptures pour s’imaginer un avenir : la mobilité sociale, la fin de l’idée de prospérité, la crise financière, la transition climatique et une forme de rupture du contrat social, qui a notamment pris corps dans le mouvement des « gilets jaunes ». « Dans ma région, près de Nîmes, on n’a plus de bus, les administrations ne répondent plus, le commissariat a fermé, les gens sont empêchés de travailler à cause de tel ou tel problème… Or, la confiance, elle repose aussi sur ces institutions informelles et de sociabilisation », insiste Jules Baudet, 20 ans, étudiant en Bachelor en école d’ingénieurs, lui aussi lauréat de « La Parole aux 18-28 ». « On voit apparaître quelque chose qui ressemble à une guerre des castes», dit-il. Un phénomène également pointé par Yann Algan, professeur d’économie à Sciences Po et auteur de travaux sur la défiance, qui rappelle que c’est dans les villes de taille intermédiaire que le sentiment de solitude des individus est le plus élevé, et que la société de classes postindustrielle est devenue une société d’individus. « La société ne fait plus société, affirme-t–il, alors que la notion de confiance entre les individus est essentielle. »
« Les jeunes ont perdu confiance en la capacité des élites, qu’elles soient économiques ou politiques, à bâtir une société de progrès », analyse Jean-Hervé Lorenzi, le président du Cercle des économistes. Selon le Baromètre Cevipof de la confiance politique de janvier 2018, les 18-24 ans n’étaient « que » 38 % à se reconnaître dans l’affirmation « Je suis toujours optimiste quand je pense à mon avenir ». Et plus d’un jeune sur deux (55 %) pense que sa génération aura moins de chances de réussir dans la société que ses parents.
Face à cela, outre l’idée du sens, celle de l’engagement fait son chemin. Mais pas sous la forme d’un engagement politique ou syndical, plutôt au profit d’une cause sociale ou humanitaire, sous la forme d’une action concrète. Selon une enquête réalisée par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco), fin 2018, près d’un lycéen de terminale sur deux était déjà engagé bénévolement dans des actions de ce type, souhaitant participer à des actions ponctuelles (manifestations, pétitions, boycottages).
Retisser le lien social entre les générations, répondre à un besoin, c’est justement l’objectif de Pauline Faivre, psychologue de formation, et de ses deux associées, Astrid Parmentier et Isabelle Pelissié du Rausas, 24 ans toutes les trois, créatrices de Tom & Josette. L’entreprise veut créer des microcrèches dans les maisons de retraite privées et les résidences pour seniors, et y développer des activités communes entre enfants et résidents : lectures de contes, chants, ateliers au jardin ou au potager… De quoi « déconstruire », selon Pauline Faivre, les regards portés par les familles sur les personnes âgées, et aider ces dernières à mieux vieillir. Elle n’a pas le sentiment de sortir du lot, mais plutôt celui d’appartenir à une génération engagée. « Au sein de ma promo du master HEC Entrepreneurs, sur 110 étudiants, on compte au moins 70 % de projets à impact », note-t-elle. Pourquoi ? « On partage tous le diagnostic qu’il y a beaucoup d’enjeux à résoudre, tant environnementaux que sociaux », analyse la jeune femme.
« Une exigence d’esprit critique »
Pour Yann Algan, si la génération des moins de 30 ans est aussi engagée et soucieuse de faire changer les choses, c’est en grande partie grâce à Internet qui, d’une part, offre un accès illimité à l’information, permet de faire émerger des projets collectifs et de toucher un maximum de monde à travers les plates-formes et les solutions numériques, mais également grâce à l’éducation. « Nos pays occidentaux n’ont jamais été aussi éduqués de toute l’histoire de l’humanité, or l’éducation va de pair avec une exigence d’esprit critique et une exigence de nouvelles formes de participation aux décisions », remarque le chercheur.
Clément Le Bras, 25 ans, diplômé de l’Ecole des mines, a, lui, imaginé qu’Internet pouvait être une partie de la solution. En constatant les énormes revenus publicitaires générés par les moteurs de recherche, il a eu l’idée d’utiliser ces sommes pour financer des projets à impact social ou environnemental. Le moteur de recherche Lilo est né en 2015, et il reverse aujourd’hui la moitié de ses revenus à des associations ou des projets dans le domaine de la santé, de l’éducation, du social ou de l’environnement. Par ailleurs, 5 % des revenus vont à la compensation carbone du moteur. Des « gouttes d’eau » qui ont déjà permis de redistribuer près de 2 millions d’euros. Aujourd’hui, Lilo est en passe de démontrer que le modèle économique est viable – ce qui avait suscité le scepticisme, voire la « condescendance » des premiers investisseurs contactés par le jeune entrepreneur.
« Depuis dix, vingt ou trente ans qu’ils regardaient des projets, ils n’avaient jamais imaginé qu’on pouvait travailler autrement que par le prisme de la rentabilité et en cherchant à maximiser les revenus », se souvient Clément Le Bras. « Il n’était pas dans leur ADN de croire que l’impact social pouvait être un argument différenciant. » Pour lui, « c’est aussi une histoire de génération, car nous trouvons une oreille plus attentive aujourd’hui dans les fonds d’investissement où travaillent des personnes plus jeunes ».
De fait, l’impact investing, ou « investissement à impact », se développe au rythme des multiples projets qui voient le jour, pour beaucoup portés par ces jeunes pleins d’idéaux. « Il y a dix ans, la terminologie de l’impact investing n’existait même pas », se souvient Mathieu Cornieti, 40 ans, fondateur et président du fonds Impact Partenaires, alors qu’il reçoit aujourd’hui des dizaines de courriels et de demandes d’entretien par semaine. « Il y a clairement un élan, une jeunesse qui a envie de s’engager », constate-t-il. La moyenne d’âge de son équipe – une vingtaine de personnes – s’établit autour de 28 ans, ce qui est extrêmement jeune pour une société de gestion. Juliette Both, 27 ans, diplômée de l’Edhec et de la London School of Economics, est entrée chez Impact Partenaires il y a plus de deux ans : « Quitte à dépenser énormément d’énergie et de temps de ma vie au travail, je voulais que cela soit investi d’une manière qui me corresponde », dit la jeune femme, qui a mené des projets dans la microfinance au Pérou et des missions au Kenya, notamment pour aider les jeunes des bidonvilles à développer leur business grâce à l’apprentissage du code informatique.
Ces nouvelles aspirations ne concernent pas qu’une catégorie de jeunes favorisés, issus des grandes écoles. Comme le soulignait Anne-Emmanuelle Semin, d’Engie, elles traversent toutes les couches sociales. Boris Lombard, président de KSB France, un groupe industriel qui recrute des ingénieurs, mais aussi des techniciens et des technico-commerciaux, le constate au quotidien : « Ils veulent une entreprise dans laquelle ils vont pouvoir s’épanouir, ils sont attirés par le projet, toute forme d’immobilisme leur fait peur. » Et pas question de faire l’impasse sur les valeurs : « Non seulement il faut donner à voir à nos candidats quelles sont nos valeurs, mais encore faut-il en apporter la preuve par des mesures ou des actions concrètes », ajoute-t-il.
A leur manière, avec énergie et un certain pragmatisme, tous ces jeunes sont en train de rebattre quantité de cartes. En obligeant les entreprises à repenser leur stratégie pour faire plus de place à l’environnement, à l’impact, en amenant les consommateurs, à travers de nouveaux services ou produits, à modifier leurs pratiques d’achat, en proposant à des acteurs traditionnels de réinventer leurs liens pour créer une société plus inclusive. Inévitablement, cette exigence s’étend déjà à toutes les formes de décisions, économiques ou politiques.
De fait, nous voyons arriver dans nos formations de plus en plus de trentenaires qui veulent travailler autrement, reprendre le pouvoir sur leur vie après quelques années passées en entreprise, et avoir un impact positif . Ils ont vu leurs parents « burnoutes » et ne veulent pas de ce monde là.
Faisons leur confiance et écoutons ce qu’ils ont à nous dire.
MF